« Il m’a prise dans ses bras et j’ai trouvé ça normal. Il me remerciait de ne pas être malade comme ma mère. »
Je suis vieille d’être jeune. Trop de vie écoulée en quelques années. J’ai vu s’enfuir 473.040.000 secondes comme coule une rivière inondée. Eau tumultueuse qui a vu le rouge d’une tueuse passée. Il est facile de prendre à quelqu’un ce qu’il vous a donné.
Il rentre comme hier, comme aujourd’hui, comme demain, tourmenté d’avoir perdu la notion de l’espace et le goût de l’eau. Il passe devant Elle, oui, ma génitrice s’appelle Elle, parce que sa mère voulait qu’elle soit comme tout le monde. Elle n’est devenue personne. Regard délavé, qui nous marque non pas par la profondeur de sa couleur mais par celle des cernes sous ses yeux, immense fossé noir, comme cette dépression qui l’a engouffrée. Mais je ne fais rien. Il boit de l’eau de vie parce qu’elle ne boit pas la vie. Il se saoule parce qu’il l’a aimée mais aussi parce qu’il l’a détruit. Il voulait un autre enfant, elle ne voulait pas. Elle avait cédé car donner la vie c’est offrir à l’avenir un bout de soi, une petite moitié qui nous ressemblera, qui nous aimera. Ce ne fut pas une petite moitié mais deux qui s’annoncèrent, l’une masculine « Pierre », l’autre féminine « Fleur ». Il était heureux, il avait toujours voulu un garçon. Cependant la fleur éclot mais la pierre coula et retourna à la terre. Elle pleura à se décolorer les yeux. Fleur est ma sœur. Je suis sa mère. Elle a 765 jours. Il ne la voit plus, les bouteilles lui ferment les yeux. Elle ne la voit plus, elle ne distingue plus personne. Fleur est terne. Son papa et sa maman l’aiment mais moins que son frère qui est parti. Parce qu’elle est restée. Ils pensent davantage à l’absent qu’au présent, qu’à la présente. Et moi, dans tout ça, je suis une ronce, une ronce nourricière pour une fleur qui manque d’un tuteur. Hier soir, il est rentré, a pris Elle par le bras, l’a soulevée de sa chaise et l’a cognée contre le mur de la cuisine « Salope, tu l’as tué, il fallait que tu restes couchée, je vais te buter salope ». Elle le regardait passive. Sentait son sang dégouliné de la tête. Il s’arrêta. Elle essuya du sang sur sa nuque, ouvrit la main de son mari et imprégna sa paume d’un rouge vif. «Tu as mon sang sur tes mains, si tu as encore soif, bois celui qui dégouline de mon cou. Peut-être que tu seras enfin désaltéré. » Il la regarda « pauvre folle ». Il me vit dans le couloir. Me fixa, désolé. Il me prit dans ses bras et je trouvais ça normal. Il me remerciait de ne pas être malade comme ma mère. Mais au fond, je savais que l’agent infectieux, c’était lui. Qu’il était encore bien plus déséquilibré qu’elle. Aujourd’hui, il est rentré. Il avait bu. Mais pas seulement. Il était nerveux, très agressif. Il hallucinait. Assise dans la cuisine, Elle le regarda puis il s’exclama « Je vais border Pierre, rejoins moi ensuite dans la chambre ». Il monta lourdement les marches de bois qui conduisait à la chambre des jumeaux. Fleur était dans son lit mais pas Pierre. « Fleur ! Qu’as-tu fait à Pierre ? » La petite commença à pleurer. Il s’approcha et hurla « Que fais-tu là ? Où est ton frère ? ». « Papa », la petite sanglota. « Tu as tué ton frère ? Tu sais ce qu’on fait aux enfants pas sages, on leur fait subir le même traitement qu’ils ont eux-mêmes fait subir à quelqu’un. Je vais donc te priver de nourriture, je vais t’enfermer dans des endroits trop petits pour toi. Je vais voler ton air.» Il tituba puis se releva. Il prit la gamine dans ses bras et la fit descendre à la cuisine. Il mangea devant elle mais ne lui donna rien. Moi, je n’en savais rien, je déjeunais à l’extérieur. Il prit Elle par les cheveux, lui fit monter les escalier. Une fois en haut, il la regarda, puis la poussa violemment en arrière. Elle chuta et perdit connaissance. Il riait « voilà, tu n’as que ce que tu mérites, tu aurais du mourir avec Pierre il y a deux ans, je rattrape le temps perdu. » Il s’approcha, lécha le sang aux lèvres de sa femme. « C’est vrai chéri, c’est pas mauvais, je pourrai te boire. »
Je rentre du lycée, maman est dans les escaliers. Son pouls est faible. J’appelle les pompiers. Je dois trouver Fleur. J’ai peur. Je monte les escaliers. L’eau coule dans la salle de bain. J’ouvre la porte, mon père tient fleur allongée dans la baignoire sous l’eau puis lui permet de sortir la tête. La petite tousse et hurle. « Tu vois pas qu’elle prend son bain ! Sors d’ici » crie-t-il puis la replonge. « Papa ! Arrête, tu vas la noyer ! » Il maintient ma sœur sous l’eau. « Je veux la faire boire autant que moi, qu’elle comprenne comment mes poumons sont inondés de souffrance ». Ma soeur est en train de mourir. Je viens, j’essaye de l’en empêcher, il me repousse et ma tête heurte le lavabo. Le choc me perturbe. Il ne me reste plus qu’une colère immense, une envie de le supprimer. Je prends le ciseau dans la trousse à pharmacie. Ma petite sœur est sous l’eau. Je ne veux pas la voir mourir sous mes yeux. Je me rue sur mon père, lui plante le ciseau dans le dos, une première fois, je sens la chair se déchirer, puis deux, l’hémoglobine colore mes mains. Il ne desserre pas la pression qui submerge ma sœur. Je m’attaque à son cou, je laboure son artère creusant des puits d’où le liquide rouge s’enfuit. Il délaisse enfin Fleur qui sort la tête de l’eau. Il tombe lourdement en arrière puis murmure « merci ». Je reste immobile. Le sang coule sur le carrelage bleu. Il gagne la jointure des carreaux puis recouvre tout leur surface. Une flaque rouge. Environ un litre de sang. Dix-sept grammes d’hémoglobine pour cent millilitres. Cent soixante dix grammes de colorant sanguin sur le sol de la salle de bains.
Il est facile de prendre à quelqu’un ce qu’il vous a donné. C’était la vie.
Très puissant , ton texte . j'espère pour toi qu'il n'y a pas un milligramme ... d'autobiographie là-dedans. Juste un regret : c ' est de l'avoir lu avant le petit déjeuner
Estérak / La Vie n'est pas donnée ... il faut savoir la prendre
Hallucinant. Beaucoup de talent et quel souffle!! Un récit super bien écrit digne des meilleurs. Un style emballant et surtout ce narrateur impliqué qui donne à l'intrigue sa surface dramatique qui transporte le lecteur du début à la fin. Ravi de découvrir une subtilité si rare dans la psychologie des personnages qui sont - je le souhaite - purement imaginaires.
Merci pour ce petit chef d'oeuvre, et je pars de ce pas découvrir tes autres écrits. Bekri
J’ai des cheveux qui blanchissent à vue,Des rides qui racontent toutes les guerres,Et je crie … et j’appelle : Je voudrais joindre Une femme inconnue et que J’aime
Bonjour Billie, un très bel écrit, que de tristesse dans ce monde, toi qui à l'âme tourmenté ne pouvait écrire que la misère dans ce monde, dans chaque fenêtre il y a une histoire qui pourrait être celle-là car tout est possible quand la folie prend ton esprit. Amitié.Okana..
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