Les hivers s'étaient succédé, plus ou moins doux, plus ou moins froids. La cheminée avait crépité durant des jours, pour elle seule, parfois non. Les printemps avaient pris la place des hivers, fleurissant la côte mais laissant ses sens arides, malgré quelques rencontres, sans vrais lendemains.
Quelques gréements étaient venus poser leurs flancs le long des quais, certains juste pour un jour ou deux, d’autres plus longtemps, laissant s’échapper des hommes dont les peaux cramées de soleil racontaient des histoires sans paroles : des voyages lointains, de sables, de terres inconnues. Dans leurs yeux on voyait d'autres histoires, mais toujours une lueur étrange, petite étincelle qui parlait elle aussi sans qu’ils n’aient rien à dire : chaque ancre jetée dans un port leur disait :' "tu es arrivé, mais pas chez toi"
Le bois de sa cabine ressemblait à un chalet. Les grincements de la coque le berçaient quelquefois, quand les flots calmes venaient taper nonchalamment sur les flancs, d’autres fois les coups de boutoirs résonnaient tant qu’on aurait pensé que tout se désintégrait et que le bois allait exploser, les laissant tous trempés et dérivants tandis que le clipper disparaissait dans les flots déchaînés. Mais non, il flottait toujours, les voiles affalées par gros temps ou bien, majestueux filant comme une patineuse sur la glace. Sa peau tannée lui parlait tous les jours du soleil et de ses reflets sur la surface argentée des océans, L’immensité se reflétait dans ses iris clairs... insondable. Il avait gagné son anneau d'or sur les cinq océans, les sept mers et les trois caps, symbolisant ses fiançailles avec l'océan.
Il savait que bientôt, ce serait relâche pour lui et ses coéquipiers. Un terre se profilerait au loin, une ligne fine et diffuse qui, heure après heure deviendrait plus épaisse et plus détaillée. Et une fois encore, comme à chaque escale, il irait se perdre de bouge en bouge, caressant des corps sans saveurs mélangés de tafia et d'opium. Il en avait connu des dizaines, de Santiago à Shanghai, mais même les putes de Madame Liu, à l'Araignée bleue, n'avait pu lui faire oublier, le corps luisant auprès de l'âtre de cette femme qui hantait ses pensées.
Sept années qu'il avait pris le large, emportant dans son sac, simplement cette image. À quoi bon se charger, il faut voyager léger quand on ne sait pas si demain peut être un autre jour. Au fil des années, sa peau s'était encrée aux pointes des bambous, pour ne jamais oublier, que quelque part, dans un petit coin perdu, à peine inscrit sur une carte, il y avait une femme, ultime port d'attache.
Un nouvel hiver allait revenir sur la ville. Dans le chalet, l'odeur du bois dans l'âtre devenait plus forte signe de soirs sombres froids et vides. La nature ne connaît rien du cœur des Hommes : Le soleil timide balayait tout de sa lumière froide, la beauté du ciel limpide faisait miroiter les flots calmes du port, les cuivres et les aciers des 'fils du vent' comme elle aimait surnommer les bateaux, quand elle regardait vers les quais. La nature ne connaît rien du cœur des Hommes mais elle savait leur offrir des instants lumineux et cruels, peuplés de couleurs froides et givrées partout dans les ruelles et sur les quais comme en ce jour-là. Elle, parmi tout ce monde, ce brouhaha, malgré les sourires avenants des hommes, elle glissait au travers de la foule. Elle ne voyait rien ni personne, chaque regard inconnu, croisé dans la ville n’exprimait désormais rien pour elle.
Combien de fois était-elle restée sur le port le cœur gonflé d’espoir les yeux scrutant l’horizon qui restait muet. Sept ans depuis ce soir de neige quand la lueur de la cheminée s’était fait l’écho de leur dernier regard, si dense, si brûlant si violent même de savoir qu’enfin ils avaient touché l’intouchable…, Mais, cette nuit-là, il partait : prenant son sac il l’a regardée sans un mot … mais de toute la profondeur et l’intensité de ses yeux clairs il lui disait : ‘je reviendrai’.
Depuis, tous les sourires charmeurs des hommes, leurs fleurs ou leurs mots la ramenaient à lui, juste lui. De son regard et ses baisers il avait gravé au fer rouge son être entier.
Le vent soufflait en bourrasques charriant de lourds nuages. Dans le chalet l’âtre réchauffait les murs faisant craquer les boiseries, il planait toujours l’odeur de son amour dans la chaleur du feu et elle regardait les flammes dansantes, qui dessinaient des voiles dans la tempête. La neige ne tarderait pas à revenir sur la ville, et maintenant, seuls les trois mâts gigantesques oseraient braver la passe dangereuse, pour venir jusqu’au port.
Alors elle décida de descendre sur les quais encore une fois,
Il pleuvait un peu ce soir-là, une sorte de crachin breton bien pénétrant. Elle avait posé sur ses cheveux, un carré de soie qui ne la protégeait guère, mais lui confortait un peu de chaleur.
En arrivant devant la grande porte, elle entendit le clac d'un Zippo qui se refermait et instantanément elle reconnut cette odeur de tabac si particulière.
Et elle sut.
Son cœur s'arrêta une fraction de seconde, elle resta là les bras ballants, immobile, sous la pluie qui s'intensifiait, à fixer l'incandescence de la cigarette et soudain, la silhouette prit forme, la démarche, le vieux sac sur l'épaule. Rien n'avait changé depuis tout ce temps.
Et dans la fumée bleue mélangée à la pluie, sept ans venaient de s’évanouir.
FeudAsh Octobre 2020
le plaisir est le bonheur des fous, le bonheur est le plaisir des sages
Je connais tant cette vie de marin, dans la famille j'en ai entendu de belles mais aussi de tristes histoires. Un merveilleux écrit, tout y est, les sentiments, la description de tout ce qui parle de bateaux d'océan et il me semble respirer cet air pur et salin de chez moi, là c'est la Bretagne si chère à beaucoup de coeurs. La fin de cet écrit m'a donné des frissons, le clic du briquet et cette présence ...enfin revenu ce marin tant attendu. Je relierai cet écrit, il est trop top. Bises amicales à vous deux. ODE 31 - 17
Toujours aussi superbe et intense, je crois que je suis "accro" à cette histoire... L'atmosphère est si bien rendue qu'elle est palpable, on sent le chaud, le froid, le roulis, et on visualise chaque univers. Les émotions de cette femme et de cet homme transpirent à chaque ligne, on retient son souffle, et l'ensemble est une petite merveille. Lucie
Merci pour vos commentaires à toutes deux et pour avoir ressenti les ambiances et sentiments jusqu'au 'clac' final, (meme la pluie peut être belle vue comme ca)
A bientôt pour une autre histoire.
Amitiés à vous deux.
Feu
le plaisir est le bonheur des fous, le bonheur est le plaisir des sages
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